Les innovations dans les TIC s’enchainent à un rythme vertigineux, nos appareils sont capables de traiter toujours plus d’informations, d’offrir toujours plus de nouveaux usages. Mais est-ce que ces technologies de l’information et de la communication (TIC) nous permettent de mieux communiquer ? Dit autrement, est-ce que les médias et supports numériques rendent possible une meilleure compréhension entre les individus et les organisations ?
Ça veut dire quoi communiquer ?
D. Wolton dans Penser la communication, fait une distinction cruciale, entre deux conceptions totalement différentes de la communication : la communication normative et la communication fonctionnelle. La communication normative, renvoie à la définition originelle de la communication. Inventée au XII siècle, cette première définition du terme de communication était liée à la notion de partage et de communion. La communication c’est ce qui permet à des individus d’entrer en contact et d’échanger afin de mieux se comprendre et de partager des valeurs, une histoire, une destinée commune. La deuxième conception de la communication, dont parle Wolton, c’est la communication fonctionnelle. Apparue beaucoup plus tard, au XVI siècle, elle a changé la définition du concept de communication. Avec cette conception,la communication est définie comme la capacité de diffusion et de transmission d’un message. Cette deuxième vision a rencontré un vif succès dans l’imaginaire collectif puisque son histoire est liée à celle de l’invention et à la démocratisation des premières technologies d’information et de communication d’envergure comme l’imprimerie. On a, à partir de cette époque, liée les concepts et les pratiques de communication aux technologies qui leur servent de support. Ce qui n’était pas le cas quelques siècles plus tôt. Communication fonctionnelle et normative sont donc deux conceptions différentes de la communication . C’est pourquoi, elles ont donné lieu à des théories en sciences de l’information et de la communication (SIC) divergentes.
La communication fonctionnaliste a permis à Shannon et Weaver en 1949 de proposer le concept de la communication télégraphique. Ces deux chercheurs estimaient que la communication comportait 4 choses : un émetteur, un message, un canal de communication et un récepteur. Communiquer consiste, selon cette théorie, à créer un message et à le diffuser à des destinataires via des canaux de communication. Si la communication ne fonctionne pas c’est qu’il y a du bruit: le message n’est pas assez bien fait ou le canal de communication n’est pas assez performant. On ne se préoccupe pas chez Shannon et Weaver de la façon dont le destinataire reçoit le message.
C’est sur cette théorie que repose le schéma de communication des médias traditionnels et les pratiques de beaucoup de communicants, même aujourd’hui. Pratiquement contemporaine à Shannon et Weaver, l’École de Palo Alto conceptualise la communication d’une toute autre manière, en se basant beaucoup plus sur les idéaux de la communication normative. Ces chercheurs (Gregory Bateson, Paul Watzlawick…) n’ont plus focalisé la communication sur le message et les « tuyaux » mais sur les relations humaines. Pour cette École, la communication ce n’est pas que le message mais c’est aussi et surtout ce qu’il y a autour: notre attitude, nos gestes, nos silences. C’est ce que l’on retrouve dans la fameuse phrase de Watlazwick « On ne peut pas ne pas communiquer ».
De ces travaux de l’École de Palo Alto, est né ce que l’on a appelé la conception orchestrale de la communication: communiquer c’est un peu comme faire parti d’un orchestre dans lequel il n’ y a ni chef ni partition. Et cela fonctionne car nous partageons avec les autres musiciens des normes, des règles, des rituels qui nous rendent « prévisibles ». La communication se réalise dans cette orchestre, par des biais multiples: notre posture, notre voix, la façon dont on se déplace…. Malgré le fait que nous jouons tous d’un instrument différent, nous arrivons tout de même à produire une musique homogène parce que l’ensemble des signes que nous transmettons nous permettent de construire de la communication (un sens commun, une compréhension mutuelle).
Tous les discours des professionnels du web social véhiculent les valeurs de la communication orchestrale, fruit de la communication normative : la communication doit s’horizontaliser car l’organisation ne doit pas se donner le statut de chef d’orchestre, le community manager à pour rôle de faciliter les interactions entre chacun afin de faire émerger un sens commun malgré les différences (nous ne jouons pas tous du même instrument).
Mais dans les faits la conception télégraphique de la communication est encore largement ancrée dans la manière dont les organisations abordent les médias et les réseaux sociaux numériques.
Le schéma télégraphique de la communication est-il remis en cause par les médias sociaux ?
Le numérique et les TIC sont certes partout, le web a beau être social, seule une minorité des organisations(entreprises, collectivités, associations) ont arrêter de se focaliser sur le message, les canaux de communication pour tendre vers une autre conception de leur communication rendant possible une compréhension et un dialogue mutuel entre elles et leurs clients ou usagers.
La situation est donc plutôt paradoxale. Dans les discours, on affuble les médias sociaux de tous les superlatifs (révolution de la communication des organisations, l’entreprise à l’ère de la révolution numérique et sociale…), mais dans les faits, force est de constater qu’une majorité des organisations présentent sur les médias sociaux reproduisent le schéma télégraphique de la communication: elles émettent un message qu’elles envoient par le biais d’un tuyau (leur blog, leur site internet, leur compte facebook) sans envisager qu’elles peuvent co-construire ce message avec leurs destinataires.
Dit autrement, beaucoup d’organisations s’estiment être à la page du web 2.0 parce qu’elles utilisent les outils qui le symbolise : réseaux sociaux, blogs, forums, wikis… Mais combien prennent vraiment conscience des énormes changements que cela implique dans leur conception et dans leurs stratégies de communication (vraiment dialoguer avec ses clients et ne plus seulement leur transmettre un message par exemple) ? Très peu.
A mon sens, aujourd’hui, il y a encore et c’est bien normal, une forme d’immaturité et de manque de recul par rapport à l’impact des médias et des réseaux sociaux numériques. Beaucoup d’organisations se sont lancées sur les médias sociaux en pensant que le web 2.0 c’était juste des canaux de communication supplémentaires disponibles pour promouvoir à peu de frais leurs produits ou leurs services. Peu ont vraiment compris la chance extraordinaire que leur offre le web social: celle de pouvoir s’asseoir au-côté de leurs clients pour jouer ensemble une symphonie collective.
La question qu’on peut se poser est la suivante : si les changements profonds dans les schémas cognitifs et les logiques communicationnelles des organisations sont si lents, pourquoi diable celles-ci se lancent à corps perdu dans le web social ? Et ben ça c’est la faute en grande partie à…. l’idéologie techniciste !
L’idéologie techniciste: la plaie des médias sociaux numérique ?
Même si nous n’avons pas tous la même représentation du réel, force est de constater que nous partageons à peu près tous une idéologie commune : la croyance dans les vertus de la technique.Fondamentalement, ce qui fait que nous vivons dans une époque marquée par l’idéologie techniciste c’est que nous mettons dans les solutions techniques les mêmes espoirs que l’on mettaient hier dans la religion, la politique ou la science : la capacité à résoudre nos problèmes économiques, sociaux, politiques environnementaux…Une grande partie des Occidentaux s’étant détournés par méfiance d’au-moins une des trois institutions citées, ils mettent dans la technique leurs espoirs déçues. Quel est le rapport avec la communication numérique et les médias sociaux ? Et bien j’y viens !
Et j’y viens au-travers d’un exemple concret. 😉 Aujourd’hui l’idéologie techniciste ambiante, portée par des entreprises et des individus, pousse toutes les collectivités à investir les réseaux sociaux qui sont en soi des outils techniques (Facebook, Twitter, Google +…) Derrière ces outils techniques de communication, la collectivité en question à des objectifs précis comme par exemple; rétablir le lien social entre les habitants, faire renaitre le sentiment d’appartenance à la ville. Mais ce que l’on observe bien souvent c’est que les stratégies de communication adoptées par les collectivités sur les réseaux sociaux, ont souvent tendance à individualiser la relation entre la collectivité et l’internaute-citoyen. On s’adresse sur la page fan, sur le fil Twitter, à chacun des cyber-citoyens, personnellement. Pour autant on ne parle que très rarement à la communauté dans son ensemble. Ce qui revient à aller totalement à l’encontre de l’objectif premier (recréer un sentiment de communauté) voire à aggraver le problème identifié (l’explosion des liens sociaux et l’individualisme ambiant dans la commune). Pour autant, ces collectivités vont rarement aussi loin dans l’analyse de l’impact réel de leur utilisation des médias sociaux. Elles se contentent d’y être parce qu’il faut y être et elles estiment changer fondamentalement leur façon de communiquer parce qu’elles utilisent les derniers outils à la mode. Bref, on est en plein dans l’idéologie technique !
Ce problème de fond se retrouve aussi dans les entreprises privées. Ce n’est pas parce que Facebook permet de créer des espaces propices à l’émergence de communautés (fan pages, groupes….) que les fans de toutes les marques ont le sentiment d’appartenir réellement à une communauté. Quel est le lien entre ces individus mis à part qu’ils ont un jour cliquer sur « J’aime» la marque ou l’entreprise X ou pire qu’ils ont aimé la marque ou l’entreprise X parce qu’elle a posté un jour une vidéo de lolcats qui a fait le buzz ? En quoi ont-ils l’impression que l’organisation qu’ils ont liké leur permet d’appartenir à un groupe doté de valeurs et d’objectifs communs ? Je ne dis absolument pas que toutes les communautés sur les médias sociaux sont superficielles sinon j’arrêterai mon job de CM ;-). Par contre, je suis convaincu, que beaucoup d’organisations ont l’impression de gérer des communautés qui n’en sont en fait pas du tout. Mais elles les voient comme telles parce que l’idéologie techniciste, portée par des professionnels et des organisations qui gagnent leur vie grâce au web social, leur a vendu comme telle.
Conclusion :
Non, je ne suis pas un grincheux et non je ne suis pas de ceux qui pensent que le web social est une mode, que le numérique, en général, ne va rien changer dans la manière de communiquer des organisations et des individus dans les années à venir. C’est même tout le contraire ! Je scrute avec passion toutes les innovations en matière de TIC. Je suis fasciné par le foisonnement créatif et les inventions des entreprises spécialisées dans les nouvelles technologies. La révolution du web social m’apparait comme l’un des changements les plus importants dans l’histoire d’Internet, des médias et plus largement dans la communication des organisations.
Mais dans cette tornade d’innovations et de promesses qui feront, suivant les porteurs de l’idéologie techniciste, du monde numérique de demain un monde forcément meilleur qu’aujourd’hui, il faut raison gardée. Tous ces outils sont des supports de communication. Or il ne faut jamais réfléchir en terme de supports.
Bien communiquer, surtout à l’heure du web social, ce n’est pas forcément bardé son site internet de widgets sociaux, se lancer sur le dernier réseau social tendance, ou lancer « bêtement » son appli mobile parce qu’on a entendu parler de « Solomo« . S’adopter à toutes les modes et à toutes les innovations, sans discernement, mais seulement pour gagner de la visibilité sur le web c’est être dans une conception télégraphique de la communication car on se focalise dès lors uniquement sur le message et le canal de communication. Je ne dis pas que la visibilité sur le web n’est pas cruciale pour les organisations, mais s’arrêter à cela c’est ne pas comprendre les vrais changements qu’induisent le web social et le monde numérique de demain.
Si les organisations ne prennent pas la peine de revoir totalement leur conception de la communication, de repenser les logiques de collaboration avec leurs clients, de remettre à plat les logiques de management en interne… alors les médias sociaux ne leur permettront jamais de mieux communiquer. Par contre si elles prennent le temps et si elles ont le courage de comprendre et d’accompagner les évolutions induites par le web social alors leur communication prendra une toute nouvelle dimension et se rapprochera de l’idéal de communication normative et de la conception orchestrale de la communication dont je parlais plus haut.
Il est de la responsabilité des communicants d’aujourd’hui de ne pas voir les TIC et plus spécifiquement les médias sociaux comme des tuyaux de communication supplémentaires mais bien comme l’occasion de changer profondément leurs conceptions et leurs pratiques de communication en s’intéressant réellement à leurs communautés. C’est à ce prix que l’Internet de demain sera vraiment un espace unique de concertation et de compréhension mutuelle entre les organisations et leur public.